(Le Livre de Poche, 5,00€, 378 pages)
ISBN : 978-225-3007-15-9
Rejetant la douce nature rousseauiste, Sade dévoile le mal qui est en nous et dans la vie. La vertueuse Justine fait la confidence de ses malheurs et demeure jusque dans les plus scabreux détails l'incarnation de la vertu. Apologie du crime, de la liberté des corps comme des esprits, de la cruauté 'extrême sensibilité des organes connue seulement des êtres délicats', l'oeuvre du marquis de Sade étonne ou scandalise. C'est aussi une œuvre d'une poésie délirante et pleine d’humour noir.
Depuis 1791, on a vu pire, non seulement dans à peu près tous les arts, mais aussi dans la vie réelle. Seconde "Justine" des trois versions que Sade a rédigées, celle-ci est à mi-chemin, comme on le dit dans la postface, entre le conte philosophique du 18e et le roman gothique du 19e. Les dialogues ou monologues philosophiques y tiennent encore tellement de place qu'un lecteur négligeant, en feuilletant un peu, ne pourrait tomber que sur ça et réclamer un peu plus d'action (comme l'avait satirisé Umberto Eco il y a plus de quarante ans)...
La pensée en tant que telle est un matérialisme poussé à son comble. Une fois établi qu'il n'y a plus ni Dieu ni Providence, toutes les morales se valent. Sauf qu'au lieu d'adhérer un relativisme éventuellement bienveillant, Sade se trouve un ersatz de transcendance dans ce qu'il appelle la Nature, qui dans le meilleur des cas est indifférente, dans le pire des cas mauvaise - en tout cas à l'opposé de ce qu'en a pu penser Rousseau. En se conformant à cette image de la Nature et notamment le règne animal, on peut bien entendu justifier n'importe quel vice. On s'aperçoit cependant assez rapidement que les arguments des vicieux sont des justifications a posteriori, qui naissent de l'expérience du mal et qui paraissent soit artificiels soit cyniques. Si les vicieux plaident tous pour une libération des tabous religieux ou sociaux, ils le font uniquement pour assouvir leurs besoins radicalement égoïstes. Comme tous les grands malades, il leur manque la moindre empathie pour leurs victimes, qui pourtant auraient elles aussi eu le droit au plaisir et à la libération des tabous. Sade préfigure ainsi les idéologies totalitaires et leurs pseudo-justifications basées sur des morales scientistes et autres darwinismes sociaux. Au mieux, ça nous amènera à Nietzsche et son concept de sur-homme.
Justine est pourtant un roman, pas un traité. Si on délaisse le répétitif, caractéristique de la pornographie, et si on se penche un peu sur le personnage de Justine, on s'étonne de sa candeur irréelle, voire onirique, cette manière - autre répétition! - de raconter constamment au premier venu l'intégrale de ses malheurs, cette façon qu'elle a de guérir rapidement des pires outrages - finalement: cette imperméabilité à toute expérience vécue.
Quant à l'humour noir de Sade, sa meilleure illustration en est la fin de l'histoire: au moment même où Justine se croit définitivement en sûreté et rétablie en ses droits, elle meurt par la foudre.
Le style, l’histoire, les prises de positions de Sade peuvent sembler contradictoires.
On aime ou on n’aime pas.